5. SKUGGE

RÙNAR DÉCIDA DE DÉCOUVRIR la tour des mages et ses secrets. Il commença sa visite par tout l’étage où il se trouvait. La décoration était plutôt sobre, les structures en bois et les murs clairs. Ces derniers étaient percés régulièrement de grandes fenêtres, ce qui permettait de donner une impression d’immensité dans un espace restreint. Sa curiosité grandit, si bien qu’il avait envie de pousser toutes les portes de l’étage et d’y jeter un œil, chose qu’il fit, évidemment, discrètement. 

Son appétit curieux ne s’arrêta pas là : la grande porte boisée et gravée l’attirait avidement. Il décida de s’en rapprocher, faisant mine de simplement se dégourdir les jambes. Il ne savait pas vraiment s’il aurait le droit de passer la porte et voir les autres étages, mais la savoir fermée lui donnait fortement l’envie de l’ouvrir. Et si c’était interdit, il en mourrait encore plus d’envie. Tel un fauve, il attendit le bon moment, se fondant dans le décor des guérisseurs et guérisseuses, des patients, et du mobilier, avant d’entre-ouvrir doucement la lourde porte et de se glisser de l’autre côté.

Dès l’instant où il se trouva sur le palier, il constata qu’il devait être vraiment mal en point et épuisé pour ne pas avoir remarqué l’immensité et la grandeur vertigineuse de la tour. Il se trouvait au milieu d’un couloir courant sur toute la circonférence de la tour, délimité par un garde-fou en bois sculpté, tel un balcon. Il s’avança et s’y appuya pour regarder vers les étages inférieurs. Son souffle se coupa lorsqu’il fit le constat qu’ils étaient actuellement quasiment au premier quart de la tour. 

Il fut subjugué par la sculpture centrale faisant à première vue pratiquement la totalité de la hauteur de la tour. Le sommet devait sans aucun doute être percé afin d’apporter toute la lumière possible en son centre, afin de la faire se poser sur l’œuvre centrale. Comment avait-il pu ne pas y faire attention en arrivant ? Une sculpture d’or et de pierre de lune, reflétant la lumière, si lumineuse, prenant la forme d’un arbre. Un arbre à la fois si mince et si dense, aux branches et racines si puissantes et sinueuses. Sur son tronc dansait des lignes dorées, courant du bas vers le haut, représentant à l’évidence la force vitale apportée des racines jusqu’au feuillage dense et d’or. Ce qui le rendait encore plus incroyable était qu’il n’avait pourtant que six branches et trois racines principales, mais Rùnar avait cette vague impression que bien que ce soit une sculpture, le végétal était vivant et continuait de grandir.

Son observation et sa visite s’arrêtèrent brusquement. Une pulsation violente résonna dans sa tête et dans tout son être, manquant de le sonner et de lui faire perdre l’équilibre. Son souffle devint difficile. Paniqué, il fit demi-tour, revenant vers la grande porte en bois sculpté. La main poussa la porte, une nouvelle pulsation arriva, manquant de lui faire perdre l’équilibre. 

Se retrouvant face à Sigurd, il se sentit déstabilisé. Son ami le regardait comme un ennemi à abattre. Rùnar lisait et ressentait la haine, voyait les mains prêtes à le tuer, et son cœur battre à tout rompre sous l’angoisse que son ami ne passe réellement à l’acte. Il fut simplement bousculé. Soudainement, le séisme intérieur recommença, le faisant vaciller et lui coupant brièvement le souffle.

Tel un fou, un homme ayant perdu complètement ses moyens et ses esprits, nourri par la panique, Rùnar couru presque dans les couloirs, ouvrant la totalité des portes, faisant sursauter ou enrager les occupants. Il devait trouver Eir. La guérisseuse sursauta lorsqu’il ouvrit violemment la porte de la salle, estomaquée de le voir faire ainsi irruption dans la pièce, et lui tomber dans les bras, comme si quelqu’un ou quelque chose dévorait ses forces au point de lui faire perdre connaissance.

Elle n’attendit pas plus et installa Rùnar sur le lit. Elle remarqua son regard devenir vide, et sa conscience partir. Elle se précipita alors vers son matériel, préparant à la va vite ce qu’il fallait, les fioles vides se cassant au sol. Mélangeant herbe, sang, os, champignons, elle récitait l’incantation, fit brûler l’ensemble, scandant les runes sans cesse, puis attrapa une fiole avant de revenir auprès du jeune homme. Elle scandait encore et encore, vidant la fiole dans ses mains, et soumettant Rùnar à l’encens fraîchement réalisé. Elle s’assit plus près de Rùnar, prit une respiration, ferma les yeux, et plaça sa main sur le front du jeune homme, les runes scandées inlassablement, mécaniquement.

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Dans une mer de brume, les pieds dans l’eau, l’obscurité autour d’elle, Eir avance d’un pas décidé. Sous ses pas, l’eau devient sable, puis poussière. La brume et le brouillard se lèvent. Les dunes se présentent à elle, imposantes. L’orage gronde au dessus de sa tête, formant des nuages noirs, denses, et menaçants. Déterminée, elle reprend son avancée. Si elle était accompagnée, elle n’aurait jamais pu expliquer comment elle pouvait être certaine de la direction. Elle le sent. Elle le sent au plus profond de son être. Dans ses veines. Dans sa chair. Dans ses tripes. Dans ses os. Elle écoute tout son être. Finalement, à l’horizon, un arbre mort se dresse devant elle, noir, inquiétant et mortel, son tronc avalant Rùnar, inconscient, pâle, les lèvres presque violacées, faisant craquer ses os à mesure que l’écorce exerce sa pression.

Sans plus tarder, Eir lève ses mains légèrement, et récite l’incantation machinalement, dans un écho envoûtant. L’arbre se met à vibrer, comme s’il lutte contre la magie de la guérisseuse. L’écorce s’écarte difficilement, mais progressivement. Une voix lugubre alors résonne :

 – Qu’espères-tu faire, guérisseuse ? Sauver ce jeune homme ? Il s’est déjà perdu. Son esprit a déjà cédé. 

Eir la voit, alors, sortir de l’ombre de l’arbre, et s’avancer vers elle. Elle est imposante, immense, vêtue d’une armure d’ombre, sombre et vaporeuse. Sa chevelure sombre et longue flotte autour d’elle. Sa posture droite, le pas lourd sans pour autant qu’elle s’enfonce dans le sable, elle est impressionnante, imperturbable. Son ton calme et posé est tout aussi terrifiant que le casque ailé ne laissant apparaître que le bas de son visage et que la longue épée, dégainée lentement dans un son métallique assourdissant et glacial.

Eir ne cède pas à la peur, ni à l’angoisse. Elle intensifie alors l’incantation.

– Je ne te laisserai pas le prendre. Il m’appartient. Menaçe la géante.

Eir se montre tout aussi imperturbable. Elle puise davantage dans sa magie et amplifie son chant, rajoutant des vers, si bien qu’elle est en mesure d’une main de faire dévier le coup d’épée de son adversaire et de faire céder davantage la prison de Rùnar.  

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Les bougies vacillèrent partout dans la tour, les murs tremblèrent, le sol vibra, tandis que l’incantation semblait résonner dans un écho étrange. Si on venait voir ce qu’il se passait, Eir et Rùnar n’en savaient rien. Les vibrations s’amplifièrent, fissurant les murs, faisant craquer les poutres, et l’obscurité progressant doucement. D’un coup les bougies s’éteignirent, l’étage plongeant alors dans l’obscurité.

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La lutte est rude, et Eir sent son adversaire doté d’une puissance magique sans pareille. Jamais elle n’a rencontré une magie d’une telle force. Presque inépuisable. Elle doit jouer rusé et futé si elle veut réussir à sortir Rùnar de son emprise et les tirer d’affaire, elle-même et lui.

Elle fait son possible pour que la guerrière oublie l’arbre et garde uniquement son attention sur elle. Et bientôt elle voit l’ouverture parfaite. Elle hurle la formule, l’écorce craque violemment, Eir se précipite vers l’arbre, attrape Rùnar et au moment où l’épée allait la frapper, Eir se projette hors du désert de poussière.

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Soudain Eir rouvrit les yeux, Rùnar eut une inspiration profonde, et tout revint à son état normal, comme si rien ne s’était produit. Eir passa sa main dans une caresse maternelle et protectrice sur la joue du jeune homme qui reprenait peu à peu ses forces. D’un geste de la main, Eir fit sortir le public qui s’était agglutiné à l’entrée et autour d’eux, et le calme revint dans la pièce. 

La guérisseuse laissa le jeune homme se reposer, s’occupant à remettre de l’ordre à nouveau. Elle prit aussi le temps de préparer une boisson chaude. Jamais elle n’avait imaginé devoir aider et user autant de ses dons en si peu de jours. Jamais elle n’avait imaginé faire face à une telle magie. Elle était si fatiguée. Frottant le bout de ses doigts, elle sentait qu’elle n’avait plus autant de force et de magie, comme si tout lui avait été retiré. Il lui faudra sans doute plusieurs mois maintenant pour se remettre. Son corps lui pesait. Elle s’enroula dans une fourrure et s’assit, se servant un peu de sa boisson chaude.

Quelques heures plus tard, Rùnar brisa le silence par un grognement, après s’être redressé, assis sur le lit, encore un peu marqué par les évènements. Assise sur sa chaise, dos à lui, Eir se tourna, les mains tenant son bol dégageant l’odeur sucrée de sa boisson :

– Vous avez repris des couleurs. Mais restez là. Conseilla-t-elle, devinant l’envie du jeune homme de quitter le lit. Vous vous remettez doucement, n’en faites pas trop. 

– Que s’est-il passé ? demanda-t-il s’asseyant un peu mieux sur la couchette. 

Eir s’était de nouveau tournée dos à lui. Silencieuse, elle se resservit de la boisson. La non réponse dérangeait Rùnar. Eir se tourna doucement, les mains tenant son bol dégageant l’odeur sucrée de sa boisson, le regard dans le vide :

– Dites-moi. De quelle magie êtes-vous ?

Elle leva le regard vers lui et sentit de la méfiance de la part du jeune homme, comme l’ayant pris de court par sa question.

– Je ne suis pas là pour vous juger. Précisa-t-elle. Simplement là pour vous aider. J’ai besoin de connaître les éléments essentiels vous concernant. Et connaître votre courant magique va me permettre de mieux comprendre.

Elle le voyait encore crispé mais peut-être un peu plus persuadé de parler.

Kuolettava… finit-il par répondre. Je guide les âmes des morts… Parfois, je leur donne aussi la possibilité d’adresser un dernier message aux vivants…

Eir comprit alors ses réticences à lui parler de sa magie. En Halvard, déjà bien avant le cataclysme, les magis de son type n’étaient pas spécialement bien vus ou appréciés, sa magie puisant son énergie dans le Chaos. Cela s’était particulièrement aggravé, évidemment, quels que soient les magis dont leur force venait du Chaos, mais d’autant plus pour ceux comme Rùnar, leur magie rappelant bien trop celle ayant provoqué tant de ravages et de morts il y a dix ans. Elle laissa un instant de silence, buvant une gorgée de sa boisson chaude, comme plongeant un temps dans ses réflexions, sous le regard interloqué de Rùnar.

– J’ai perçu en partie ce que votre Chaos a subi comme efforts à votre arrivée à la Tour…

– Votre magie vous permet de voir ce genre de chose ?

– Pas de voir comme vous dites. Plutôt de les sentir ou les comprendre. Et de ce que j’ai senti, c’est que votre Chaos a été énormément sollicité… La manière et ce qu’il s’est passé, il n’y a que vous pour me le dire, et je ne peux vous y forcer.

Rùnar se souvint alors de l’enfer des âmes perdues, la quantité, la tristesse que cela avait provoqué chez lui de ne pas pouvoir les aider, tant il s’était si fortement préoccupé de sauver Sigurd et lui-même. La destruction de Lysende, ce qu’il a subit ensuite. Tout remontait dans son esprit.

– La région de Lysende… C’est devenu un véritable champ de mort. Tout n’est que Chaos… Absolument tout… finit-il par dire. Il lâcha un rire ironique avant de soupirer. Enfin… Vous avez dû entendre un nombre incalculable de témoignages similaires j’imagine…

– Chaque témoignage reste tout de même différent les uns des autres. Expliqua-t-elle. Vous ne vivrez jamais les choses de la même manière que votre ami par exemple. Cela vaut aussi pour ce que vous avez pu vivre là-bas, et voir.

Elle vit Rùnar se plonger dans ses pensées puis briser à nouveau le silence :

– C’est un immense désert à présent. Il n’y a plus un seul brin d’herbe, plus une seule plante. Les arbres sont noirs et secs. La roche s’effrite. Les villages si vivants sont aujourd’hui des ruines fantomatiques. Cela peut sembler fou, mais il n’y a plus qu’un son… Le vent soufflant les dunes et les éternels grondement des orages. Rien d’autre, si ce n’est votre respiration et la cacophonie de vos pensées… Le ciel est aussi pesant que l’impression d’écrasement qui se dégage de la nouvelle Cité…

Eir visualisait très bien ce qu’il décrivait. Elle venait de les voir. Les images se représentaient dans son esprit si facilement, que cela lui en brisait le cœur. Restait à comprendre qui était la guerrière mage qu’elle avait affronté durant le seiðr.

– Mais sans les ombres je crois que ni Sigurd, ni moi ne serions là… termina-t-il.

Elle posa son bol et s’assit à côté de lui, lui prenant doucement la main :

– Pouvoir parler avec les ombres, ou plutôt les morts, et les appeler ou les invoquer, cela fait aussi partie de votre magie.

Rùnar tourna soudainement la tête vers elle et fronça légèrement les sourcils. Eir lui sourit :

– Vous n’aviez jamais deviné cela, n’est ce pas ? La nécromancie est l’une des magies du Chaos les plus puissantes, si bien que certains évènements déclenchés par celle-ci peuvent être vécus par le Magi comme s’ils étaient la réalité et non pas dû à sa magie.

Elle le voyait, elle l’avait déjà aidé à comprendre et à rendre plus clair certains évènements qu’il avait vécu. Elle se leva, son ton changea, inquiet :

– Au regard de tout cela, j’ai plus important à vous dire. Sigurd est venu me voir lui aussi. Avant vous. Il ne se rappelle pas tout encore, il lui reste des évènements à se souvenir, mais il se rappelle l’essentiel et notamment de ce qu’il s’est passé à Forvirring et ce qui l’a conduit jusqu’ici.

Rùnar accusa le coup. Il comprit l’attitude que son ami avait eu plus tôt. 

– Laissez-lui le temps. Il vous pardonnera. Dit-elle. Votre lien est bien plus fort que cela. Et puis… Bien qu’à ses yeux vous êtes responsable, la réalité est toute autre… Je le sais. Je l’ai compris.

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

– Lorsque vous êtes arrivé ici, vous étiez sous emprise. Vous avez débarqué ici, possédé. J’ai dû entrer dans votre esprit, et plonger dans vos énergies.

Eir cherchait ses mots. Elle les pesa avec soin.

– Vous avez certes quitté Forvirring, mais vous portez dans votre Chaos ce que l’on pourrait appeler une marque, une sorte de Chaos parasite. Si de votre point de vue et de celui de Sigurd, vous êtes celui qui a causé la perte de Lysende, en réalité, vous n’avez été qu’un outil. Et aujourd’hui, vous êtes en quelque sorte encore relié à la puissance du Chaos situé à Forvirring. Et ce Chaos ne vous veut pas du bien. Votre propre Chaos en est déstabilisé et si cela persiste, je n’y vois rien de bon pour vous.

Rùnar digéra l’information, bien qu’ayant du mal à comprendre où elle voulait en venir. 

– Vous devrez m’en libérer alors ? C’est bien ça ?

Elle retourna à ses côtés :

– Malheureusement, je n’ai plus la force de vous soigner. Ni vous, ni votre ami. Vous sortir de votre possession soudaine m’en a déjà beaucoup trop demandé. Mais quelqu’un dans cette région le peut encore. Il vous faut la trouver. Vous libérer de ce Chaos qui vous hante vous permettra non seulement de voir clair sur ce qu’il s’est passé, mais aussi de vous pardonner et de vous faire pardonner. 

Rùnar dû prendre le temps d’intégrer encore une fois ce que venait de lui dire Eir. Il demanda inquiet :

– Combien de temps ai-je avant que je ne sois un véritable danger ?

Elle réfléchit, fronçant légèrement les sourcils :

– Si vous usez trop de votre magie, six mois tout au plus. La puissance de Forvirring vous recherche particulièrement, et veut s’en prendre à vous. Plus vous utiliserez votre magie, plus vous lui donnerez d’opportunité de vous ronger et de vous soumettre. Si vous vous soumettez, vous vous perdrez à jamais.

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