8. HELVEGEN

TROIS JOURS ET TROIS NUITS, Helgi s’évertua à soigner la blessure d’Hyndllah, et à prendre soin d’elle, avec l’aide de Rùnar et de Sigurd. Elle aurait pu s’intéresser aux deux jeunes hommes, savoir qui ils étaient et pourquoi ils étaient là. Mais elle voyait la völva perdre ses forces jours après jours, nuits après nuits, ainsi son esprit n’était obnubilé que par essayer de la sauver. Helgi ne voulait pas baisser les bras. Ce fut donc trois jours et trois nuits, les plus longs sans doute de sa vie, où la jeune fille avait appris à fabriquer de quoi désinfecter et recoudre une plaie, à trouver quel mal s’était trouvé sur la lame de la dague afin d’en trouver l’éventuel contre-poison, à bander correctement, faire un garrot. Tous les rudiments de la médecine. Elle n’en dormait pas, veillant toujours à côté de celle qui avait toujours été comme une mère pour elle. Si elle finissait souvent par s’endormir, assise par terre, la tete sur le lit à côté d’Hyndllah, son sommeil n’en était pas moins léger, se réveillant au moindre mouvement, gémissement, ou autre signe de désagrément de la part de la völva.

Sigurd et Rùnar avaient déjà essayé de la faire quitter sa veillée, lui proposer de prendre le relais, pour qu’elle puisse enfin réellement dormir. Mais à chaque fois, Helgi s’y était opposée, se montrant prête à les blesser à chaque fois, telle une louve prête à tout pour protéger sa mère. Les émotions et les nerfs à vifs, Helgi était comme une âme perdue marchant trop près du bord d’une falaise. Un mot ou un geste de trop, et elle risquait de se perdre. Elle le sentait, mais voir Hyndllah s’affaiblir la tuait à petit feu.

Une après-midi, Hyndllah avait reprit un peu de couleur, et semblait aller mieux. Elle s’était assise sur sa couche, et avait trouvé Helgi à son côté, les bras croisés sur la couchette, assise par terre, la tête sur ses bras. Un sourire se dessina sur le visage de la völva et sa main caressa tendrement les cheveux noirs de la jeune fille. Celle-ci se réveilla sous son contact.

– Hyndllah ? Comment te sens-tu ?

La jeune fille s’était redressée et s’était assise sur le bord du lit, la main de la völva dans la sienne. Hyndllah lui adressa un sourire :

– Fatiguée… mais je vais bien.

Elle tira la main de la jeune fille pour la serrer dans les siennes.

– Merci pour tes soins. Tu as fait plus qu’il ne fallait.

– Tu as faim ? Il y a encore des restes du repas d’hier soir si tu veux.

Hyndllah secoua la tête.

– Merci, ça ira. Il faut que je vous parle à tous les trois.

– Non, reprends des forces, guéris, on pourra parler après.

– Helgi.

Au ton de sa voix, la jeune fille se tut d’un coup. Elle baissa le regard sur sa main serrée tendrement par celles de la völva. Son médaillon vibra légèrement. Elle sentait le froid s’installer petit à petit dans le corps de la völva. Et puis, elle les vit. Les sensations, les pensées et les émotions étaient comme des étoiles, formant une galaxie lumineuse, dans un univers de ténèbres. Mais une par une, les étoiles disparaissaient. Helgi sentit sa respiration s’allourdir, ses propres émotions prenant petit à petit le dessus, au fur et à mesure que les étoiles s’éteignaient. Sigurd et Rùnar s’étaient levés et approchés. Sigurd avait posé sa main doucement sur l’épaule d’Helgi.

– … Que se passe-t-il ?

Ses yeux s’étaient rougis, et n’avaient pas quitté ceux de la völva. Elle ne faisait pas vraiment attention à Sigurd, sa respiration s’était allourdie, et dans un souffle, la jeune fille demanda à Hyndllah :

– Dis-moi… Dis-moi comment arrêter cela ?… Je dois pouvoir faire quelque chose…

Hyndllah passa sa main sur la joue de la jeune fille.

– Ma chère Helgi… Cela ne peut plus être défait…

Le cœur de la jeune fille se serra. Respirer devenait si dur. Elle serra les dents, essayant de contenir ses larmes. Rùnar sentit comme un courant électrique dans ses mains. Il installa alors deux chaises et fit assoir Sigurd près d’Helgi, et il prit la place juste à côté d’Hyndllah. Le courant circula dans ses veines et l’envahit alors même qu’il posa une main hésitante sur le bras de la völva. Il la retira presque aussitôt. Il tourna le regard vers Sigurd et d’un signe de tête, il lui fit comprendre ce qui était en train de se passer.

La gorge serrée, Sigurd prit la parole :

– Vous vouliez nous dire quelque chose… A chacun ?

Hyndllah hocha la tête.

– Oui. Si j’avais plus de temps je vous aurais pris un par un, et vous aurait donné une partie des réponses. Mais le temps m’est compté. Helgi j’ai besoin encore de ton aide.

Hyndllah se pencha pour ouvrir le tiroir de la table de chevet. Elle en sortit un petit carnet, et lui tendit. Helgi l’ouvrit et découvrit ce qui lui paraissait à première vue un carnet de note basique, avec des schémas, des dessins de créatures de toutes sortes et de plantes. Elle comprit enfin que ce n’étaient pas des notes ordinaires, mais de quoi faire de la magie. Hyndllah la fit tourner les pages jusqu’à la mention d’un rituel de divination.

– Rassemble les ingrédients et apporte-les-moi.

Helgi hocha la tête et s’activa. Hyndllah en profita pour parler à Sigurd et Rùnar :

– Ecoutez moi tous les deux. Je sais pourquoi vous êtes venu me voir. Sigurd… Le jeune homme leva la tête, surpris qu’elle sache qu’il se nommait ainsi. La völva sourit et tourna les yeux vers l’autre jeune garçon, tout aussi surpris quand elle donna son nom. Rùnar… Ce qui vous est arrivé est le plus terrible des destins. Je le sais, pour avoir vécu un destin similaire. Ne vous laissez pas dévorer par le passé, ni guider par la rancœur. Vous savez vers quoi cela pourrait mener… Rùnar, je sais le mal qui te ronge… Et j’aurais pu t’en délivrer si j’en avais eu la force. Mais ne perds pas espoir… Tu as encore du temps…

Sigurd fut si surpris.

– R-Rùnar ?… De quoi parle-t-elle ?

Rùnar n’osa pas regarder Sigurd, embarrassé. Hyndllah soupira légèrement :

– Oh mon garçon… Elle lui prit doucement la main et la serra. Pardonne-toi. Il te pardonnera, je le sais. Parle-lui, car tu auras bien plus besoin de lui, que tu ne le penses.

Helgi revint avec les bras chargés d’ingrédients à ce moment-là, et les déposa sur les genoux de la völva, empêchant Sigurd de poser davantage de questions.

– Bien… Elle commença alors à découper, arracher, écraser et mélanger les ingrédients. Les garçons. Helgi. Les Nornes ne vous ont pas réuni tous les trois ici par hasard. Il y a une raison à tout cela…

Elle tendit la main vers la cheminée. Rùnar en sortit une braise et la lui donna. Il ne s’attendit pas à ce que Hyndllah la prenne à main nues et eut le souffle coupé en voyant que la braise ne l’avait pas brûlée. Hyndllah la mit dans le bol où se trouvait le mélange et souffla dessus pour rallumer la flamme à l’intérieur. La fumée commença à se former et à mesure que le souffle caressait la braise, celle-ci se mit petit à petit à rougir jusqu’à se maintenir rougeoyante, sans pour autant former de flamme dans le bol.

Hyndllah porta le bol près de son visage et prit une grande inspiration, inhalant la fumée. Ses yeux se révulsèrent, et elle expira. La maisonnée éclairée par la lumière chaleureuse du soleil, s’assombrit à mesure que le ciel se couvrit de nuage. Les bougies d’un coup s’éteignirent, comme si un seul et même coup de vent venait de les souffler. Le froid s’installa, la braise rougit de plus belle et la fumée se transforma en brume. Alors, Hyndllah commença à parler, comme dans un écho.

– Gardien des Secrets, Porteur de Victoire, ne perdez pas espoir, vos pas vous ont conduit ici, vous guidant vers la Valkyrie. Elle vous aidera, vous guérira, mais sa victoire dépend de vous, car le Chaos grandit à l’Est, animé par la vengeance et la colère, se nourrissant de la culpabilité et du passé. Un fils a tué son père, son amour, aveuglé par le mal, ayant guidé son bras. Valkyrie, suis le Renard, écoute-le, et dompte-le. Alors, tu sauras trouver la sœur disparue et le Chaos sera vaincu.

La braise s’éteignit. La brume se retira. Le soleil revint. Et Hyndllah ferma les yeux, respirant doucement. Elle devint pâle. Helgi se précipita pour lui prendre la main et la sentit se refroidir sous ses doigts.

– Non, non, non… S’il te plaît, Hyndllah ! Regarde-moi. S’il te plaît, ouvre les yeux… Reste avec nous !

Helgi respirait de façon sporadique. Ses mains tentaient de ramener la chaleur dans celle de la völva. Son médaillon vibra à nouveau. Helgi crut ne plus pouvoir respirer. La galaxie de pensées, d’émotions et de sensations ne brillait plus que de quelques étoiles. Elle secoua la tête, ne maîtrisant plus vraiment les siennes. Hyndllah rouvrit les yeux pour la regarder.

– Helgi… Ne te perds pas. Rùnar, Sigurd … Ils ont besoin de toi. Le monde a besoin de toi. Je sais que tu as encore énormément de choses à apprendre et de questions. Va à l’Atreum de Varangar. Tu trouveras ce que tu cherches…

Helgi secoua la tête. Hyndllah lui sourit et lui serra la main comme elle le pouvait.

– Tu ne le réalise pas encore, mais tu es devenue si forte, et si courageuse… Ta mère serait fière de toi… Je le sais… Et un jour tu comprendras… Un jour tu le sauras… Même si je suis partie… Quelque part… D’une manière ou d’une autre… Je serai toujours là.

Elle ferma un moment les yeux avant de les rouvrir, comme si elle puisait encore un peu dans ses dernières forces.

– Maintenant, pars. Va à l’Atreum de Varangar… Accomplis ta destinée.

– Non…

– Ce n’est pas à toi de me faire partir, Helgi… Ne t’inquiète pas pour moi… Je sais combien c’est dur, mais tu dois partir… Maintenant.

Hyndllah jeta un regard à Rùnar et à Sigurd. Ils s’approchèrent d’Helgi et la prirent doucement par les bras. Elle se débâtit, sa main attrapant celle de la völva. La galaxie s’éteignait doucement, laissant un univers aussi noir que la nuit, mais étrangement paisible. Ses yeux se fermaient et la völva paraissait alors en train de dormir. Helgi éclata en sanglot. Sigurd la serra contre elle, tout en l’entraînant hors de la maison. La pluie frappait de plus belle les vitres. Sigurd la prit avec lui sur son cheval, Rùnar monta seul sur le sien, et bien qu’Helgi fit tout pour ne pas se laisser faire, tous les trois s’éloignèrent de la maison.

Un tonnerre se fit entendre, suivit d’un éclair déchirant le ciel. Et lentement la porte s’ouvrit. Baleygr entra, et s’approcha du lit. Il s’assit près de la völva. Hyndllah rouvrit une dernière fois les yeux.

– Baleygr… Elle passa une main sur sa joue, la caressant doucement. Une larme dorée coula sur sa joue. Je suis désolée… Vali et Vidar… Je n’ai pas eu le choix…

– Je sais… rassura Baleygr. Il n’y a rien à pardonner… Tu as apaisé leur âme à nouveau. A présent ils peuvent enfin trouver le repos…

La main de Baleygr glissa sur celle de la völva, encore posée sur sa joue, soupirant le cœur lourd.

– Ne sois pas triste. dit-elle. Les Nornes l’avaient prédit…

Il le savait, mais il y avait une différence entre en avoir connaissance, et le vivre. Hyndllah ajouta :

– Tu sais que je ne pars pas vraiment… Tu sais où me retrouver. Sur la terre des mortels, je disparais peut-être, mais je serais toujours là-bas, à Fòlkvangr. J’y serai et j’attendrai… Comme toujours…

Il se rapprocha et colla son front contre celui d’Hyndllah.

– Je sais… Murmura-t-il. Même s’il ne l’exprimait pas, Hyndllah savait combien il était attristé. Elle lui sourit, et ferma les yeux, apaisée.

Un dernier soupir passa entre ses lèvres. Baleygr resta un moment sans bouger. Il s’écarta doucement, déposant la main de la völva sur le corps à présent inerte. Il savait ce qu’il devait faire à présent. C’était difficile, cela lui pesait, mais il n’avait pas le choix. Il la nettoya, la coiffa, remit en ordre sa tenue habituelle et ses divers bijoux, puis l’enveloppa dans un tissu en lin blanc. Il la prépara pour son dernier voyage, récitant des vers runiques, alors qu’il faisait danser sa main droite au-dessus du corps. Puis, il prépara le bois à l’extérieur.

Il rentra et passa ses bras sous le corps de la völva. La portant seul, il se dirigea vers le bûcher et déposa le corps. Il y rassembla des éléments du mobilier funéraire et autour du corps il déposa tout ce dont la völva avait toujours utilisé pour ses rites et sa magie, ainsi que ses bijoux et autres objets favoris. Il mit enfin le feu au bûcher. D’un claquement de doigt il renforça la flamme et rendit le feu vivace malgré la pluie et l’orage.

Un poids s’installa dans la poitrine d’Helgi. Elle le sentait. Tout autour d’elle le lui indiquait. Hyndllah était partie. La respiration devenait impossible. Le cœur se serrait au point d’en avoir mal. Ses yeux bleu océan rougirent. Les larmes montèrent et ruisselèrent sur ses joues. Sigurd dû arrêter soudainement son cheval, Helgi venant de sauter au sol, entamant le chemin du retour, titubant, la tristesse, la douleur et le déchirement dévorant son être. Rùnar et Sigurd quittèrent leurs chevaux, et se précipitèrent derrière elle. Helgi courait aussi vite qu’elle pouvait. Elle l’appelait, refusait de croire qu’elle était partie. En elle, les émotions se faisaient de plus en plus dévorantes. Son médaillon vibra si fort. Sigurd et Rùnar se jetèrent un regard et reprirent leur course de plus belle pour la rattraper. Ils reconnurent quelque chose dans l’atmosphère. Un changement de pression, une puissance envahissant les lieux prête à exploser. Le ciel à nouveau se couvrit de nuages, obscurcissant les lieux.

Helgi respirait lourdement, la gorge nouée, les yeux rivés sur la lueur du feu à l’horizon. Le saphir autour de son cou brilla de plus belle.

Rùnar ne put s’empêcher d’attraper le poignet de Sigurd, le faisant sursauter, les deux s’arrêtant dans leur course :

– Sigurd… le collier… On dirait…

– Oui… C’est comme pour Bryn…

– Tu crois que…

– Je ne sais pas Rùnar, ça en a tout l’air, bien que ça ne fait pas sens, il n’y en a qu’une seule tous les demi-siècles, mais on doit l’apaiser !

Les garçons avaient fini par la rattraper, et étaient à la fois paniqués et perdus, ne sachant pas quoi faire, s’ils pouvaient approcher Helgi ou non. Sigurd prit la décision d’avancer, entamant les quelques mètres restants. Helgi sentait ses émotions l’envahir et la dévorer. Courir ne lui était plus vraiment possible, tant le poids sur ses poumons se faisait plus présent. Elle tentait d’en faire diminuer la pression, respirant plus profondément, laissant les larmes inonder ses joues. Ses mains retirèrent son corset de cuir, et massèrent sa cage thoracique, cherchant à faciliter la respiration. Le poids des émotions devint si élevé, et la pression si forte, qu’elle finit par lâcher prise. Et au moment où Sigurd allait la toucher, Helgi tomba à genou et poussa un hurlement puissant, libérant une énergie telle qu’elle souffla Sigurd, ce dernier tombant dans les bras de Rùnar, lui-même poussé contre le sol. Le hurlement leur déchirait les tympans si bien qu’ils plaquèrent leurs mains sur leurs oreilles. L’énergie se propageait de tous les côtés, formant comme une aura autour de la jeune fille.

Ils virent Helgi dégager une lumière vive, telle un feu ardent, qu’elle semblait changer complètement, sa chevelure notamment prenant une couleur flamboyante. Son collier brillait intensément, ses vibrations s’étant stabilisées, comme harmonisées avec la jeune fille. Le cri d’Helgi se faisait si puissant qu’il était certain qu’il fut entendu jusque Asfrid. Le hurlement se dissipa, la lumière diminua, le collier lentement redevint normal, et Helgi devenait à nouveau une simple jeune fille. Epuisée, elle s’écroula, inconsciente.

Rùnar et Sigurd attendirent encore un moment avant de se relever et de se déboucher les oreilles. Ils se regardèrent. Tous les deux avaient compris. Helgi avait le même pouvoir que Brynhilde. Et si la destinée les avait conduits jusqu’à elle, c’était bien pour cette raison. Ce que leur avait dit la völva avant de mourir, cela fit alors complètement sens à tous les deux. Cependant, une différence était notable. Helgi avait certes déployé sa puissance, mais le collier avait résisté. Ils s’approchèrent de la jeune fille, et Sigurd vérifia son état. Elle était fiévreuse, mais surtout épuisée. Il la prit doucement dans ses bras, et suivi de Rùnar, ils retournèrent monter leurs chevaux pour reprendre leur route vers Varangar.

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