9. FRIDR

LA PLUIE DEVORAIT LEUR VETEMENTS, l’orage grondant au-dessus de leur tête, alourdissant toujours un peu plus le silence ancré entre les trois jeunes gens. Ils avaient voyagé toute la nuit et étaient bien loin maintenant de la chaumière de la völva. Quelques heures après l’aube, la pluie tombant toujours, la route leur indiquait la direction du village d’Osmund, vers le Nord, ainsi que Varangar, et Asfrid, vers l’Ouest. Helgi sauta du cheval, laissant Sigurd seul sur ce dernier. Sigurd échangea un regard inquiet avec Rùnar, tandis que la jeune fille s’approchait des panneaux en bois indiquant les différentes directions. Elle se tourna vers Sigurd et Rùnar, qui descendirent de leur monture, et tout en pointant le nom du village :

– Arrêtons-nous là-bas. Le temps que la pluie cesse.

Elle les toisa un instant. Sigurd allait répondre mais elle le coupa :

– Ma maison est là-bas. Et il me semble que nous manquons de pas mal de matériel…

Elle tourna les talons, et commença à marcher, décidée, vers le village. Tenant leurs chevaux par la bride, ils la suivirent. Les garçons, cela dit, pouvait deviner une aigreur chez la jeune fille. Rùnar imaginait assez bien pourquoi. Il avait remarqué l’attachement de la brunette pour la völva, le lien si singulier qui les avait reliées. Et ils l’avaient éloignée d’elle, l’empêchant de la guider et de la préparer pour le voyage vers l’autre vie. Même si cela avait été sur l’ordre de la völva, Rùnar pouvait comprendre la rancœur d’Helgi. Alors quand Sigurd l’interpella pour qu’elle ralentisse, Rùnar l’empêcha de la rattraper, plaquant sa main sur son torse.

– Laisse-la, Sigurd.

– On devrait rester en groupe, on ne sait pas ce qui pourrait lui arriver ou sur qui tomber là-bas.

– ça va aller, elle connaît l’endroit…

– Non, on devrait –

Rùnar l’attrapa fermement par le bras, et l’interrompit, son ton s’étant durcit :

– Ecoute-moi bien, Sigurd. On vient de lui priver son droit d’offrir le meilleur départ possible à quelqu’un qui lui était cher. Et on l’a fait de force. Elle a déjà bien failli imploser, comme Bryn. Alors, non, on ne va pas la traiter comme quelqu’un que l’on doit absolument garder ou surveiller, et on lui laisse du temps et de l’espace. C’est compris ?

Sigurd hocha la tête, se retrouvant sans voix, face à l’autorité soudaine de Rùnar. Ce dernier lâcha sa prise sur le bras de Sigurd, et après lui avoir lancé un dernier regard autoritaire, il avait repris la route, suivi par Sigurd. Ils marchèrent un peu plus vite pour rattraper Helgi qui avait pris une large avance. Ils la retrouvèrent après une heure, un peu plus loin sur le chemin. Elle s’était retournée comme pour s’assurer qu’ils étaient derrière, et poursuivi sa marche. La route traversait des champs de blés au milieu desquels se dressaient des moulins, et des champs de vignes. Dans l’après-midi, ils virent apparaître les premiers toits des maisons en colombages et des maisons en bois typiques de la région sur l’horizon. Deux piliers portant deux lanternes brillantes sous la pluie indiquaient l’entrée, qu’ils avaient fini par atteindre. Helgi avait ralenti le pas, afin de pouvoir les guider jusque sa maison. Elle leur indiqua où attacher les chevaux. Puis elle tira une clé grossièrement forgée de la poche attachée à sa ceinture et la glissa dans la serrure. Elle déverrouilla alors la maison et les laissa entrer se mettre à l’abris de la pluie. Pendant qu’ils jetaient un œil autour d’eux, Helgi remarqua l’absence de feu dans la cheminée, la fraîcheur qui s’était installée, accompagnée de l’odeur de l’humidité, typique des jours de pluie. Elle comprit que Baleygr n’était pas là. Elle songea à la mort de la völva. Elle ferma les yeux, soupirant légèrement, puis elle ferma la porte derrière elle, entra dans la maison et alla remettre des buches dans la cheminée avant d’allumer un feu, ramenant de la chaleur dans la pièce principale. Rùnar sortit de la cuisine, tandis que Sigurd s’était simplement assis sur une chaise pas loin de la table. Elle les regarda un moment. Cette maison n’avait jamais vu d’invité. Alors elle était un peu perdue, mais surtout tellement confuse après tous les évènements. Elle fournit un effort pour aller ouvrir un coffre dans la chambre de Baleygr et y en sortir du linge propre et deux grandes fourrures. Elle les leur en donna :

– Tenez… Pour vos cheveux… et de quoi vous tenir chaud. Je n’aurai vraiment pas de quoi changer vos vêtements, je vais essayer de faire au mieux et vous trouver quand même de quoi vous habiller, le temps que la pluie cesse… alors en attendant, profitez aussi du feu pour vous sécher.

Elle alla à la cuisine, et sortit ce qu’elle trouvait comme nourriture. Elle avait vraiment faim, alors il était fort probable qu’eux aussi. Elle apporta vaisselle et nourriture sur la table et bien qu’ils se soient installés près du feu, elle y installa ce qu’il lui fallait pour au moins chauffer de l’eau et s’activa pour faire un ragoût avec ce qu’elle trouvait. S’occuper de la sorte lui permettait de ne penser à rien d’autre. Elle commandait ses pensées, et ne les laissait pas se perdre sur les derniers évènements. Pas maintenant. Le temps des questions viendra.

Quand le repas fut prêt, elle remplit les assiettes et leur en donna une. Elle les laissa alors près du feu et se rendit dans sa chambre. Elle ferma la porte et retira ses vêtements trempés et commença à se sécher. En se retrouvant seule ainsi, elle ne put que repenser à ce qu’elle venait de vivre, et toutes les questions qui lui pesaient. En resongeant à Hyndllah son cœur et sa gorge se serrèrent. Les larmes remontèrent. Elle lui manquait déjà si fortement. Elle se laissa tomber assise sur le bord de son lit, pleurant à nouveau, le visage dans le linge qu’elle tenait dans ses mains. Celle qu’elle considérait comme une mère était partie. Définitivement. Et ça la tuait. Comment allait-elle faire sans elle ? Elle avait été toujours la seule à lui apporter les réponses. Et puis, elle se souvint de ce qu’elle lui avait ordonné de faire. La toute dernière réponse qu’elle lui avait donnée. Pourra-t-elle vraiment trouver les réponses, toutes les réponses, à Varangar ? Ses larmes se calmèrent. Elle put se reprendre, et tout en enfilant des vêtements secs, son esprit réfléchissait. Habillée, elle fouilla, tout en continuant sa réflexion, son coffre. Elle trouva quelques tuniques de coton qui pourrait convenir aux garçons. Baleygr ne l’avait jamais vraiment habillée comme une demoiselle, ce qui était plutôt pratique. Cela dit, Rùnar était un peu plus grand qu’elle. Elle sortit de sa chambre et alla regarder dans les affaires de Baleygr, tentant de trouver les combinaisons possibles, au moins le temps que leurs vêtements sèchent.

Ils avaient fini de manger quand elle revint, en leur tendant les vêtements secs.

-… J’ai fait au mieux…

– Merci. Lui dit Rùnar. Pour tout ça d’ailleurs.

Helgi hocha la tête et se servit à manger, s’asseyant en tailleur devant la cheminée, pour manger. Elle sentit les garçons la dévisager. Elle les regarda un par un.

– Quoi ? Il y a un problème ?

– Où…

– Oh ! Elle posa son assiette et pointa son doigt en direction de la porte de la chambre de Baleygr. Alors là, c’est la chambre de mon père… Vous pouvez l’utiliser pour dormir… C’est le seul endroit où il y a un lit pour deux. Son index voyagea dans l’air en direction de sa chambre. Là, c’est ma chambre. Pour le bain… Son index indiqua une autre porte. C’est là. Faut chauffer l’eau ici si besoin d’un bain… Voilà.

Le silence revint dans la pièce. Rùnar et Sigurd échangèrent un regard, puis Sigurd finalement se leva et disparut dans la salle de bain. Helgi finit rapidement son assiette et la posa par terre devant elle. Son regard se perdit dans les flammes puis elle tourna la tête vers le jeune garçon encore présent à côté d’elle :

-… C’est la première fois…

– La première fois ? Rùnar s’assit par terre, juste à côté d’elle.

-… On n’a jamais reçu d’étranger ici. Alors… Désolée si c’est un peu…

Rùnar secoua la tête :

– Tu te débrouilles très bien.

Helgi se sentit soulagée.

– Au fait… Moi c’est Helgi…

– Rùnar. Et mon ami, c’est Sigurd.

Elle sourit et reporta ses yeux sur le feu. Rùnar la regarda un peu, puis ses yeux dérivèrent sur le renard enroulé autour du saphir, pendant autour du cou de la jeune fille.

– Je suis désolé.

Helgi tourna les yeux vers lui, un peu surprise. Il poursuivit :

– Lors de la perte d’un proche, c’est le devoir et le droit de chacun que de rendre un dernier hommage. Je suis désolé qu’on t’en ait privé. Vraiment.

Helgi sentit ses yeux s’humidifier à nouveau. Elle les reporta à nouveau sur la cheminée.

– C’était comme une mère… Elle a pris soin de mon père et moi. Toujours. Quand il est parti à la guerre il y a 10 ans, il n’y avait qu’elle avec moi… Et elle a toujours su me guider.

– Ton père… Il n’est pas là ?

– Il a dû comprendre pour Hyndllah… Il a toujours eu un don pour ça… Même quand je tombais malade. Je pouvais sortir, aller en ville, faire ce que je voulais sans lui. Il restait à la maison, mais si au milieu de tout cela, je perdais connaissance, il a toujours réussi à me récupérer et Hyndllah m’a toujours soignée.

Elle poussa un soupir, assez lourd. Rùnar passa doucement sa main dans son dos pour la réconforter. Sigurd sortit de la salle de bain et les rejoignit. Elle demanda alors :

– Vous étiez allé la voir… Pourquoi ?

Rùnar leva un instant les yeux vers Sigurd. Puis il répondit :

– On nous avait envoyé la voir… Pour nous soigner.

– Vous veniez d’où ? demanda Helgi, ne contrôlant plus vraiment sa curiosité. Poser des questions sur eux, lui permettait de s’occuper l’esprit. Cette fois c’est Sigurd qui répondit :

– Trolldom… La Tour des Mages.

Helgi fronça un peu les sourcils.

– La Tour des Mages vous a envoyé vous faire soigner chez Hyndllah ?

Rùnar regarda un moment Sigurd. Les garçons hésitaient et semblaient se concerter en silence. Helgi les regarda tous les deux. Elle se leva :

– Oh non. Vous allez parler. Vous allez m’expliquer. Sans omettre le moindre détail.

Sigurd soupira et prétexta devoir s’occuper des chevaux. Il sortit, laissant Rùnar seul avec Helgi qui à présent s’était assise sur la chaise, le regard décidé, fixé sur lui, les bras croisés. Le brun soupira et s’assis sur la chaise en face d’elle, et lui raconta tout, mais ne lui parla pas de ce qu’il s’était déroulé lors du cataclysme. Helgi pouvait voir combien s’était compliqué pour Rùnar de lui faire le récit de tout ce qu’ils avaient vécu.

– Sigurd a perdu beaucoup de sa mémoire. Il en a récupéré une partie, ceci dit à la Tour. Mais il lui en reste encore à retrouver. Et moi…

Il se tut presque immédiatement. Helgi n’avait pas pu s’empêcher de poser une main sur son épaule pour le soutenir. Les émotions du jeune homme se diffusa dans sa chair, ses veines, et envahirent son esprit si vite, qu’elle crut perdre le contrôle de sa respiration. Elle le sentit soudainement. Rùnar perdait en énergie vitale mais surtout en magie.

Surpris par le geste amical de la jeune fille et voyant son regard changer, Rùnar retira la main d’Helgi de son épaule.

– Pardon… C’est… Je ne sais pas encore me maîtriser… s’excusa-t-elle.

– … S’il te plaît ne lui dit rien.

– A qui ?

– Sigurd…

Helgi dévisagea Rùnar. Elle le voyait. Il y avait autre chose.

– Ton mal… Il n’est pas normal… Elle fronça légèrement les sourcils. Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Rùnar ?

Il se leva de la chaise s’approchant de la cheminée, les mains devant lui. Son visage se ferma presque automatiquement.

– Rien. Tu en sais suffisamment.

Déterminée, elle se leva aussi et lui attrapa fermement le bras. Il sursauta, et tenta de s’en libérer. Le collier d’Helgi vibra. Et serrant les dents :

– Dis-moi ce que tu me caches lâcha-t-elle. Et sans qu’il n’ait pu faire quoi que ce soit, elle avait déjà fait le plongeon dans son esprit.

Le saphir brillait d’un bleu éclatant. Les mains d’Helgi s’aggripaient fermement aux bras de Rùnar. Il n’eut pas le temps de réagir. Un voile recouvrit leurs yeux, Rùnar simplement semblait simplement figé, tandis qu’Helgi était en pleine possession de ses moyens.

Elle vit alors tout le passé. Les souvenirs. La trahison. Gunnhild. Le cataclysme. Forvirring. Et puis la fuite. La Tour des Mages et l’Arbre blanc immense, éclatant sous la lumière. Et puis l’obscurité. Le désert. L’arbre mort se nourrissant de Rùnar. Gunnhild à nouveau. Et la guérisseuse affaiblit par le rituel effectué pour sauver Rùnar.

Elle remonta à la surface, et quitta l’esprit de Rùnar. Le voile se leva de ses yeux, ses mains lâchèrent Rùnar, et elle fit un pas en arrière, le laissant reprendre ses esprits. Rùnar s’appuya sur le montant de la cheminée, secoué par ce qu’elle venait de lui faire vivre. Perturbée, elle le laissa seul devant la cheminée et s’enferma dans sa chambre.

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