6. MYRKR

COMBIEN DE TEMPS a-t-elle couru ? Brynhilde ne peut pas le dire vraiment. Elle sent ses jambes défaillir. Elle a épuisé toute sa force et son énergie.

L’Angoisse a disparu. Mais l’Espoir s’en est allé, et tout ceci a laissé la place à la Mélancolie. Il n’y a plus de raison de paniquer, ni de devoir à tout prix trouver une échappatoire. Brynhilde se sent fatiguée et résignée. Elle se laisse tomber, dos sur la dune. Le regard rivé sur l’immensité noircie du ciel, elle trouve qu’il y a là quelque chose de presque réconfortant. Etrangement, elle se sent bien, allongée ainsi, le regard perdu sur l’immensité obscure percée de la lune, seule point blanc au milieu de tout ce noir, plongeant dans l’océan de ses pensées.

« Alors… C’est ça la mort ? C’est un immense rien ? Comme cet immense désert ? »

Oui. Vient-on alors de lui répondre.

Surprise, Brynhilde se redresse d’un bond. Imagine-t-elle des choses ? Hallucine-t-elle ? Est-ce le Chaos qui lui parle dans ses pensées ? De nouveau, tournant sur elle-même à la va vite, l’Anxiété revenant prendre sa place, elle scrute les alentours, voulant à tout prix avoir une réponse rationnelle.

Elle sursaute violemment, manquant de perdre l’équilibre, alors que se dresse devant elle, une femme immense, telle une ombre au milieu de ce désert de gris, masquée à moitié par un casque ailé, vêtue d’une armure encore plus sombre, à l’allure fantomatique, et armée d’une épée dont la taille est sensiblement proportionnelle à la sienne.

Je ne comptais pas te faire peur. Ajoute la guerrière d’une voix lugubre bien que féminine, mais se voulant étrangement rassurante.

Brynhilde reprend son calme doucement. Intriguée, elle regarde la femme casquée, scrutant les moindres détails de sa posture et de sa tenue. La géante porte une armure métallique dorée à son bras gauche ainsi qu’à sa jambe droite. La cape flottant derrière elle donne une illusion d’ailes amplifiant sa grandeur impressionnante. Le casque qu’elle porte, doré lui aussi, était gravé de runes et bien qu’ayant des œillères, ne laisse rien paraître du haut du visage. La peau sombre semble pâle sous la lumière de la lune, contrastant fortement avec le pourpre de ses lèvres. Brynhilde avance de quelques pas vers la géante mystérieuse. A son arrivée dans ce lieu étrange, l’environnement lui a paru si hostile. Mais elle ne peut pas expliquer pourquoi rencontrer cette personne, pourtant terrifiante au premier abord, lui procure un sentiment sécurisant.

– Qui es-tu ? Comment as-tu…

« Lu dans tes pensées ? »

La voix a soudainement résonné dans sa tête qu’à nouveau Brynhilde n’a pas pu contenir un sursaut et s’est arrêtée net. Alors, d’un pas, la géante réalise la distance restante. La tête penchée vers Brynhilde :

Nous ne sommes pas si différentes toi et moi. Nous partageons un lien très particulier. Un peu comme deux jumeaux parfaitement identiques.

La géante s’accroupit pour se mettre à sa hauteur, le mouvement levant un léger nuage de poussière et de sable. Elle tend lentement la main vers la jeune humaine, et offre une caresse sur sa joue. Le contact est glacial, contrastant fortement avec la douceur et l’extrême gentillesse du geste.

Sous le contact, Brynhilde est envahie d’émotions et de ressentis qui ne lui appartient pas. Son esprit est alors submergé de souvenirs. La mort de son père, Sigurd évanoui, Lysende détruite. Rùnar et Sigurd fuyant la région. Brynhilde a du mal à respirer. Les images affluent comme un tsunami. La voix de la guerrière continue de remplir l’espace, comme s’il ne peut pas y avoir d’autre son que celui-là :

Ce que nous ressentons. Ce que nous pensons. Ce que nous voyons. Ce que nous vivons et avons vécu… énumère-t-elle lentement. Tout cela, nous le partageons.

Brynhilde sent soudainement son cœur bondir dans sa poitrine. Un arbre dévore Rùnar. Elle écarquille les yeux de surprise. Dans toutes ces images, c’est comme si elle voit tout cela de ses propres yeux. Comme si ces souvenirs sont les siens. Et dans celui-ci, c’est elle qui aspire l’énergie vitale et magique du jeune homme. Elle n’est pas la spectatrice, elle est l’actrice de ce sombre spectacle. Et le voir mourir satisfait une sensation de vengeance,  calmant un sentiment de trahison si forte, qu’elle s’en sent comblée.

La main quitte sa joue. Le vertige s’arrête, net. Brynhilde se sent alors soulagée, mais effrayée.

Tu n’as pas à avoir peur. Notre destinée s’accomplit. Laisse-la suivre son cours, malgré les épreuves.

­- Pourquoi s’en prendre à Rùnar ? Pourquoi viser Sigurd ? La guerre n’était pas de leur fait !

Tu les as maudits, tu les as haïs. Alors, tu m’as envoyée, réaliser ce que la Fatalité a décidé.

Des larmes s’écoulent de ses yeux verts, fixés sur le casque impavide lui faisant face. Brynhilde se sent perdue. A nouveau, la géante lui offre une caresse, mais cette fois celle-ci se veut uniquement réconfortante.

N’en sois pas triste. Tout finit par avoir une fin. Il n’y a rien de terrifiant, ni de cruel en cela. Elle ne consiste finalement que dans l’acte de disparaître. Rien d’autre.

Les larmes aux bords des yeux, Brynhilde se mord la lèvre.

– … Je ne veux pas de ça… Je ne veux pas disparaître… Je ne veux pas qu’ils disparaissent non plus… Ne fais rien de tout cela !

La guerrière ombrageuse se redresse, sa voix prenant un ton glacial, froideur qui venait s’insinuer jusque dans la chair de Brynhilde :

Pourquoi tant d’inquiétude et d’attachement pour ceux qui t’ont trahie ? Pourquoi s’en faire pour ceux qui t’ont tout prit ? Tu as si peur de ta propre fin et de la leur…

Brynhilde reste figée, terrifiée par le changement soudain de la géante face à elle.

Si faible et résignée…lâche la femme en armure, plus sinistre que jamais.

Un courant d’air d’une froideur mortelle vient soulever les cheveux aussi noirs que la nuit de la guerrière, ainsi que sa cape, et les pans de sa tunique fantomatique présente sous son armure.

Je suis née de ta colère, de ta haine, de ce sentiment de trahison qui t’a brisé le cœur. Ton désir de vengeance m’a libérée de ma prison, brisant les chaînes. Tu m’as invoquée pour accomplir ta volonté. Repends-toi donc, et regrette mon existence ici si c’est ce que tu veux, mais il est trop tard. La destinée est en marche et j’en serais l’incarnation.

Elle disparaît alors dans un nuage de poussière, laissant Brynhilde effondrée, brisée, à nouveau seule au milieu du désert sans vie.

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Le pas lourd, métallique par intermittence, résonnait sur le marbre noir, dans un écho oppressant, le sol vibrant à chaque fois qu’un pied rentrait en contact avec le sol. Les orages et la tempête grondaient au dehors, les nuages s’épaississant, réduisant la luminosité traversant les grandes fenêtres alignées symétriquement de part et d’autre de la grande halle de Forvirring. Et formant deux rangées parfaites de part et d’autre de la halle, depuis la porte jusqu’au trône, le genou gauche au sol, les Soldats du Chaos la laissait traverser, n’osant lever le regard, au risque de commettre un affront.

Elle monta les marches, dernière étape la séparant du siège qui l’attendait, une par une. Et arrivée face au trône, elle leva les mains, se saisit de son casque ailé, et le retira lentement, dans un silence écrasant. Gunnhild se retourna face à ses soldats, dévoilant un visage pâle, émacié, aux traits marqués, des yeux vert pâle au regard perçant et funeste, des lèvres pourpres contrastant bien trop avec la pâleur mortelle de sa chair. Si elle était déjà d’une taille impressionnante, alors du point de vue de ses soldats, elle paraissait gigantesque et terriblement effrayante.

Deux Soldats du Chaos situés au pied de l’escalier, se détachèrent de leur rang respectif et montèrent les deux premières marches.

Le plus grand possédait une carrure impressionnante. Sur ses épaules reposait une lourde cape faite de fourrures, maintenue par une épaisse chaîne flottant sur son torse. Son heaume lui donnait le visage d’un animal féroce, ses yeux bleus et froid brillant sous ce dernier. A sa taille, une large ceinture de cuir portait de chaque côté deux haches au manche noirci par les combats passés. Hormis le casque, le guerrier ne portait pas d’armure faite de fer ou d’autre métal. Mais à la vue de la musculature de ses bras et de la puissance de ses mains, tout être sensé devinait aisément avec quelle facilité déconcertante l’homme pouvait vous briser, ce qui le rendait bien plus terrifiant.

A sa droite, le second paraissait plus svelte, bien que musculeux, mais était de la même taille. Contrairement au précédent, celui-ci revêtait une armure, légère, le métal sombre imitant par endroit son squelette. La moitié de sa chevelure rasée laissait apparaître le dessin gravé dans la chair d’un serpent sinueux et imposant. Son visage, creusé par la minceur, arborait un air macabre et rusé, renforcé par ces deux pupilles bleues vitreuses.

Gunnhild descendit les trois marches la séparant des deux individus impassibles, son casque porté par son bras et sa main droite. Debout sur la troisième marche, elle tendit son bras de métal doré, la main dressée vers eux. Ses yeux verts se mirent à briller d’une lueur effrayante alors qu’elle s’immisçait dans leur tête. A nouveau sa voix résonna dans la halle :

Le temps de la vengeance est arrivé…

Dans leurs esprits, elle leur montrait Sigurd rongé par les souvenirs, et Rùnar encore secoué par les révélations de Eir.

Débarrassez-vous d’eux… 

Elle dévoila alors la présence d’Hyndllah. Celle-ci s’était retournée comme si elle les voyait. Baleygr se rapprochait d’elle inquiet, coupant le contact visuel.

Bien sûr, il y aura des obstacles sur votre route… Mais rien qui ne puisse vous arrêter…

Soudain, Gunnhild fronça les sourcils. Quelque chose lui apparut. Ou plutôt quelqu’un… Des cheveux mi long, ondulés, noir corbeaux. Un visage enfantin, des yeux bleu océan, un air presque naïf et innocent… Gunnhild se sentit déstabilisée, devinant chez cet enfant un pouvoir la dépassant pour que, sans crier gare, ce visage se présente à elle et à ses soldats. Mais serrant les dents, elle se reprit.

N’en faites pas trop… Je veux des réponses… Trouvez qui est la fille ou amenez-la moi…

Les guerriers se courbèrent alors qu’elle quittait leur conscience, et dans un même mouvement, firent demi-tour et quittèrent la halle. Gunnhild retourna alors s’assoir alors sur son siège, la main gauche gardant précieusement le casque ailé sur ses genoux et d’une voix sifflante :

– La toile a été tissée. Rien ni personne ne pourra m’arrêter.

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