C’ETAIT UN JOUR ETRANGE pour la population de la cité d’Asfrid, à la fois de célébration de la paix que de commémoration des âmes disparues lors du cataclysme. On célébrait le premier anniversaire de la bataille de Lysende, un jour marquant du calendrier où la grande majorité des familles avait au moins un proche disparu ou bien un membre revenu de la guerre changé à jamais. C’était une journée forte en émotions, rythmée par la célébration de la paix retrouvée, les festivités et les danses du petit matin jusqu’à l’aurore, puis par la cérémonie pour les morts, orchestré par la Völva de la région près de la mer, lors du coucher du soleil, et enfin le rituel et le sacrifice pour les années à venir, avant le grand banquet tenu toute la nuit.
Durant le banquet nocturne, alors que les rires des enfants, la musique des bardes, et les humeurs joyeuses emplissaient la grand place de la cité, un tsunami submergea tout son être. Helgi percevait une marée puissante de pensées et d’émotions de tous ceux qui l’entouraient. Elle était envahie d’un tourbillon de sentiments mais ne parvenait pas à le canaliser. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Elle regarda tout autour d’elle, paraissant perdue pour ceux qui la regardaient d’un air curieux ou suspicieux, tant elle était agitée, la respiration saccadée. Helgi ne comprenait pas trop ce qui lui arrivait, et eut soudainement mal à la tête, comme si on venait de lui porter un violent coup sur le crâne. Chancelante, une forme de fièvre montant rapidement, sa vue se troubla, ses yeux se révulsèrent, et elle s’écroula, le corps pris de convulsions, aux pieds de Baleygr.
– Helgi ! S’écria-t-il.
Pris de court, le borgne encapuchonné ramassa sa fille adoptive avec une grande douceur, et la porta dans ses bras anormalement musclés. Son œil droit, d’un bleu clair très pâle, brillant, perçait sous l’ombre de la capuche à la recherche de la route à prendre. La décision vite prise, sa carrure de géant et sa démarche vive poussaient les passants à s’écarter. Il courait vers les écuries pour récupérer son cheval, qu’il montait avec une agilité que le palefrenier n’imaginait pas voir chez un homme de sa taille. Baleygr lança son destrier au galop et prit la direction du village tout à l’Est. Une fois arrivé, il descendit de cheval et, reprenant Helgi dans ses bras, il se dirigea vers l’une des petites maisons, la plus isolée au milieu des champs, à grandes enjambées.
Un visiteur mal avisé aurait eu du mal à imaginer que la maisonnette était habitée, tant la végétation proliférait non seulement devant la porte en bois, mais aussi le long des murs et sur le toit de chaume. Cependant, s’il regardait attentivement il pourrait remarquer les talismans, les runes gravées dans des pierres et des morceaux de bois accrochés aux branches des arbres, les runes protectrices dessinées sur la porte et les types de plantes présentes. Baleygr savait qui était là et annonça sa présence en frappant deux fois lourdement sur la porte.
– Hyndllah, Völva, ouvre-moi.
Helgi ne s’agitait plus dans ses bras mais la sueur perlait encore à son front et sa respiration était lourde.
– Helgi a besoin de ton aide, sorcière…
La porte s’ouvrit dans un claquement sec, sur une femme svelte, l’air et le regard sérieux. Quelque chose en elle faisait sentir qu’elle avait vu passer un grand nombre d’années, cependant rien chez elle ne laissait paraître la vérité de son âge :
– Ne m’appelle pas ainsi, Baleygr, à moins que tu ne veuilles perdre ton oeil droit. fit-elle, piquante.
Le vieil homme plongea son regard bleu glacial dans celui de la guérisseuse. Il fit un pas vers elle, et Hyndllah porta son regard sur l’enfant fiévreux dans les bras du borgne, s’approchant doucement, pour la voir de plus près.
La Völva portait une cuirasse de cuir et de fourrure, une jupe en tissus remontée et accrochée sur la hanche droite, une ceinture de cuir sertie de pierre de rune, à laquelle pendait un ensemble de fioles et de perles. Un serpent d’or enserrait son bras droit. Ses cheveux longs, bruns et épais étaient tressés sur les côtés et étaient ornés de perles de cheveux gravés. Enfin, autour de son cou trônait un collier d’os, de perles et de pierres de runes. Elle marchait pieds nus et à chacun de ses pas, elle faisait tinter les bracelets de perles runiques serrés à ses chevilles.
– Tu as bien fait de me l’amener. Je sais ce qui lui arrive. Entre et allonge-la sur la couchette près de la cheminée.
Baleygr passa la porte et entra chez la Völva. L’encens, le parfum des fleurs, des fruits et autres concoctions de la guérisseuse embaumaient chaleureusement les lieux. Le borgne suivit les ordres de son hôte et installa Helgi sur la couchette qui lui avait été indiquée.
Pendant ce temps-là, Hyndllah s’affairait à préparer un ensemble de plantes dans un bol à encens et choisissait un ensemble de runes en bois, avant de s’approcher de la cheminée. Elle s’agenouilla devant le feu et murmura des paroles que même Baleygr n’en saisissait pas le sens, pendant qu’elle attachait les plantes entre elles par une fine ficelle, avant de les faire prendre une flamme. Elle souffla dessus, de sorte que la fumée se dirigea vers le visage d’Helgi, et s’approchant de la couchette, Hyndllah continua son murmure tout en faisant danser la fumée et les plantes au-dessus de l’enfant. Puis elle posa le bol près de la jeune fille et saisit une fiole de sa ceinture et en vida deux gouttes sur les lèvres de Helgi.
– Voilà. La fièvre devrait baisser à présent. Dit-elle, à l’homme toujours encapuchonné.
– Merci, répondit ce dernier de sa voix grave et rauque. Il marqua un temps, ses doigts dégageant une mèche du front de sa petite fille, avant de reprendre la parole. Saurais-tu comment cela a pu lui arriver ?
La Völva fixa l’enfant allongé respirant maintenant tranquillement. Elle s’avança vers l’âtre rougeoyant, tendant les mains devant le feu. Les flammes rougeoyantes se reflétaient et dansaient dans ses yeux noisettes.
– Il est temps. Il est temps de lui dire…
De son œil brillant, Baleygr toisa la Völva. Elle sentit son regard perçant sur sa nuque.
– Que veux-tu dire ?
Le silence s’installa, lourd, emplissant l’espace entier de la petite chaumière. La Völva faisait bouger ses doigts au rythme des mouvements de la fumée.
– Tu ne lui as toujours pas révélé sa vraie nature je suppose ?
Hyndllah se retourna vers Baleygr, l’air grave. Son ton de voix avait changé. Les paroles prochaines, Baleygr le devinait étaient plus que sérieuses :
– Tant qu’elle n’apprendra pas à maîtriser son pouvoir, elle sera toujours ainsi, accablée par la fatigue. Il te revient de lui enseigner, lui apprendre et de la protéger car tôt ou tard, elle sera convoitée. Et méfie-toi des forces qui sont la source de son pouvoir. Un mauvais pas, un mauvais choix et tu perdras ta fille à jamais.
Baleygr s’assit près de sa fille et la regardait pensif.
– Est-il vraiment nécessaire de lui expliquer ? C’est bien trop lourd à porter pour une jeune fille de son âge…. Regarde ce que cela a donné avec la première…
D’un geste tendre, il arrangea les cheveux autour du visage paisiblement endormi de Helgi. Hyndllah posa sa main sur son épaule.
– Je sais. Mais tu dois le faire. Il faut qu’elle le maîtrise. Tant que cela n’arrivera pas, alors l’équilibre sera à jamais rompu et ce monde sera perdu. Nous n’avons pas bâti tout cela pour que cette fin arrive à nouveau.
– Parfois je me demande si j’ai bien fait. Si avec mes frères et mes fils nous avons bien fait. Si te demander de me transmettre les connaissances de la magie et relier ce monde au nôtre était une bonne idée.
Hyndllah pressa davantage sa main sur son épaule.
– C’était une bonne idée. Mais l’humanité est complexe et sans doute pas encore prête à ce déséquilibre. Tu sais ce qu’il m’a pris… Ne laisse pas encore le destin me prendre ce qui m’est cher… Tu sais que c’est pour cette raison surtout que je te l’ai confiée…
– Je le sais oui…
– Alors s’il te plaît… Parle à Helgi… Dis lui la vérité. Il n’y a pas d’autres moyens… Elle n’a pas besoin de tout savoir dès le départ, simplement de connaître sa vraie nature… Le reste, ce sera à elle de le découvrir…
Baleygr soupira à nouveau et posa sa main sur celle qui serrait son épaule.
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